samedi 16 mai 2015

Essai sur la société haïtienne (Suite et fin)

Après 8 semaines d'observation, de lecture et d'échanges, je vous livre ma perception de la société haïtienne, en tout cas ce que j'en ai compris. Bien sûr, cette description est loin d'être objective, étant là depuis peu de temps, n'ayant pas vu toutes les facettes de cette société, et n'étant pas ailleurs par sociologue !


Suite de l'article paru le 10 mai ...

L'organisation de la société est marquée par l'absence de l'état en de nombreux secteurs, dont les plus fondamentaux que sont la santé et l'éducation.
L'offre publique en terme d'éducation est si inférieure à la demande (décuplée par une démographie galopante : plus d'un tiers de la population a moins de 15 ans) que de multiples écoles privées ont vu le jour. N'importe qui peut créer une école et à peu près n'importe qui peut s'improviser enseignant, sans contrôle de l'état ou presque. La qualité des études est donc loin d'être acquise et bien sûr ces écoles sont payantes, et même souvent lucratives pour ceux qui les créent.

Sur les collines qui bordent Port-au-Prince, les habitations gagnent du terrain.
La population atteindrait 2,5 millions d'habitants aujourd'hui contre 700 000 il y a douze ans ...

A Dessalines, où je me suis rendu le temps d'un week-end en début de séjour, le couple qui m'a accueilli a été confronté à ce problème de scolarisation et fait figure d'exception.
A la naissance de leur enfant, ils ont décidé d'anticiper en réunissant autour d'eux des parents dans la même situation.
Ils ont monté un projet de création d'école qu'ils ont pu financer à force de cotisations et d'emprunts. La première classe a été créée avec 7 élèves, il y a trois ans. Chaque année, ils créent une classe supérieure et petit à petit ont rempli les premiers niveaux avec aujourd'hui plus de 120 élèves. Soucieux de la qualité des études, ils participent de façon collégiale à l'élaboration des programmes, recrutent et payent (avec les cotisations des parents) des professeurs diplômés. 
L'énergie qu'il faut déployer pour arriver à un tel résultat est conséquente et je ne peux m'empêcher de penser à mon pays, à son système éducatif si souvent décrié mais ô combien important, à préserver et renforcer ...
Ainsi l'éducation des enfants a un coût pour beaucoup d'haïtiens, la santé également, je l'ai développé par ailleurs.
Si l'on dresse en face de cette réalité un autre constat qui est celui que près de 4 haïtiens sur 5 vivent en-dessous du seuil de pauvreté, on ne s'étonnera pas que pour la grande majorité, la survie est une constante quotidienne.
Et quand bien même ce stade est dépassé, le coût de la vie est tellement élevé, notamment à Port-au-Prince, en terme de besoins primaires : alimentation, logement, santé etc ... qu'il n'est pas rare de voir des personnes cumuler plusieurs emplois pour venir à bout des dépenses obligatoires. C'est le cas de nombreuses infirmières que je côtoie, qui en plus de leur fonction à l'Hôpital Français, en occupent une seconde dans un autre établissement de santé ...



Il règne dans les rues de Port-au-Prince une ambiance très particulière. Comme une méfiance à l'égard de l'autre. On peut lire cette expression sur les visages, ou en tout cas l'interprèter de cette façon.
C'est un peuple afféré qui court sur les trottoirs, et tente de traverser les rues. Les chauffeurs roulent comme si l'autre n'existait pas. Ici, il n'y a pas de signes de politesse. On ne dit ni "Eskizem", ni "Mesi". On passe en premier pour ne pas se faire doubler. On se fait klaxonner si on avance pas assez vite. On grille les priorités sans que cela ne pose aucun problème. Les piétons ont un mal fou à traverser, à se frayer un chemin entre les véhicules à l'arrêt, les motos qui roulent à contre-sens, les trottoirs encombrés de gravats où les marchands étalent une multitude de produits à même le sol ...
J'ai parfois l'impression que les rues de Port-au-Prince sont la réplique parfaite d'un pays qui n'est pas dirigé, où les lois n'existent pas, et où de surcroît il faut être le premier pour arriver à survivre.
Parce que contrairement à ce qu'on pourrait penser, la solidarité n'existe pas plus ici qu'ailleurs.
La solidarité survient lorsqu'elle est portée par un groupe, par un leader, par une ligne politique dans laquelle on se reconnaît. Mais dans un milieu où tout un chacun a cessé de croire aux politiques et de compter sur un gouvernement, sur un système juste et solidaire, c'est la préoccupation personnelle qui prime sur tout le reste.
Et loin de stigmatiser les haïtiens, je pense qu'en l'absence d'une vigilance accrue, et dans un contexte particulier comme celui que je viens de décrire, le socle des valeurs que l'on pense à tort inébranlable peut s'effondrer comme un château de cartes. Les valeurs se conquièrent et se défendent à plusieurs, et elles ne se transmettent que si les conditions le permettent : A savoir une confiance dans la société, dans l'avenir.
Mais imaginez un monde où tout est incertain : la sécurité (alimentaire et corporelle), le lendemain, le pouvoir en place ... Qu'est-ce que l'on ferait individuellement des valeurs ? Ne les passerions nous pas au second plan, après s'être assuré de la sécurité de sa propre personne, de la survie de ses proches ?
Parmi les 20% de la population qui vit au-dessus du seuil de pauvreté, une partie d'entre elle vit même très bien. Certains haïtiens sont très riches. Il se construit de façon insolente sur les hauteurs de Port-au-Prince des villas dignes de celles de l'arrière pays tropézien. Il n'est pas rare de croiser ici grosses BM et Porsche Cayenne. La richesse côtoie la misère de façon indécente. Ou elle s'organise de façon plus discrète, dans l'ombre, entre New-York et Miami.

C'est une vision d'Haïti qui peut paraître pessimiste. Mais cette réalité est bien là. Et il faut l'accepter telle qu'elle est. Sans toujours chercher des solutions (c'est notre gros défaut, ça), sans s'appitoyer, et sans jugement bien sûr.
Pourtant la rencontre est possible. Mais elle se mérite. Il faut aller la chercher. Prendre le temps de se laisser pénétrer par les choses et les accepter telles qu'elles sont.
Et c'est quand on a fait ce chemin que l'on peut aimer Haïti.
Les gens que j'ai rencontré au quotidien dans mon stage me le confirmaient chaque jour un peu plus. J'ai côtoyé des personnes généreuses, bienveillantes avec moi, qui m'on offert leur confiance et vont générer des regrets lorsque je partirai.
Dans la rue, il est facile également de briser la glace. Il suffit de sourire, de dire bonjour, pour qu'aussitôt les visages s'éclairent. Je prends un malin plaisir à laisser traverser les piétons, n'en déplaise à l'excité qui klaxonne derrière, juste pour voir le pouce du piéton se dresser en signe de félicitations et son visage m'offrir un sourire ...


Ma rencontre avec Haïti est une grande leçon de vie. Une grande leçon d'humilité. Qui m'a remis à ma place d'homme du monde, pas plus grand, pas plus petit. Qui m'a montré que rien n'est acquis. Qui me permet de réaliser chaque jour à quel point j'ai la chance d'être français, d'avoir grandi dans le confort et la sécurité d'un pays de valeurs, où j'ai pu faire des études, et qui me donne encore cette possibilité aujourd'hui.
Un séjour dans un pays comme Haïti permet de prendre du recul et relativiser sur bien des choses car il modifie sa propre perception. De sa relation avec les autres, de ses émotions, de ses comportements, de la vie en général ...
Je l'ai vécu aussi comme un voyage intérieur, une parenthèse de ma vie qui n'a pas de prix ...

1 commentaire:

  1. Dommage que l'on ne puisse offrir à d'autre cette belle expérience !!!!

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