Après 8 semaines d'observation, de lecture et
d'échanges, je vous livre ma perception de la société haïtienne, en tout cas ce
que j'en ai compris. Bien sûr, cette description est loin d'être objective,
étant là depuis peu de temps, n'ayant pas vu toutes les facettes de cette
société, et n'étant pas ailleurs par sociologue !
Suite de l'article paru le 10 mai ...
L'organisation de la société est marquée par
l'absence de l'état en de nombreux secteurs, dont les plus fondamentaux que
sont la santé et l'éducation.
L'offre publique en terme d'éducation est si
inférieure à la demande (décuplée par une démographie galopante : plus d'un
tiers de la population a moins de 15 ans) que de multiples écoles privées ont
vu le jour. N'importe qui peut créer une école et à peu près n'importe qui peut
s'improviser enseignant, sans contrôle de l'état ou presque. La qualité des
études est donc loin d'être acquise et bien sûr ces écoles sont payantes, et
même souvent lucratives pour ceux qui les créent.
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Sur les collines qui bordent Port-au-Prince, les habitations gagnent du terrain. La population atteindrait 2,5 millions d'habitants aujourd'hui contre 700 000 il y a douze ans ... |
A Dessalines, où je me suis rendu le temps
d'un week-end en début de séjour, le couple qui m'a accueilli a été confronté à
ce problème de scolarisation et fait figure d'exception.
A la naissance de leur enfant, ils
ont décidé d'anticiper en réunissant autour d'eux des parents dans la même
situation.
Ils ont monté un projet de création d'école qu'ils
ont pu financer à force de cotisations et d'emprunts. La première classe a été
créée avec 7 élèves, il y a trois ans. Chaque année, ils créent une classe
supérieure et petit à petit ont rempli les premiers niveaux avec aujourd'hui plus de
120 élèves. Soucieux de la qualité des études, ils participent de façon
collégiale à l'élaboration des programmes, recrutent et payent (avec les cotisations
des parents) des professeurs diplômés.
L'énergie qu'il faut déployer pour arriver à
un tel résultat est conséquente et je ne peux m'empêcher de penser à mon pays,
à son système éducatif si souvent décrié mais ô combien important, à préserver
et renforcer ...
Ainsi l'éducation des enfants a un coût pour
beaucoup d'haïtiens, la santé également, je l'ai développé par ailleurs.
Si l'on dresse en face de cette réalité un
autre constat qui est celui que près de 4 haïtiens sur 5 vivent en-dessous du
seuil de pauvreté, on ne s'étonnera pas que pour la grande majorité, la survie
est une constante quotidienne.
Et quand bien même ce stade est dépassé, le
coût de la vie est tellement élevé, notamment à Port-au-Prince, en terme de
besoins primaires : alimentation, logement, santé etc ... qu'il n'est pas rare
de voir des personnes cumuler plusieurs emplois pour venir à bout des dépenses
obligatoires. C'est le cas de nombreuses infirmières que je côtoie, qui en plus
de leur fonction à l'Hôpital Français, en occupent une seconde dans un autre
établissement de santé ...
Il règne dans les rues de Port-au-Prince une
ambiance très particulière. Comme une méfiance à l'égard de l'autre. On peut
lire cette expression sur les visages, ou en tout cas l'interprèter de cette
façon.
C'est un peuple afféré qui court sur les trottoirs, et tente de traverser les rues.
Les chauffeurs roulent comme si l'autre n'existait pas. Ici, il n'y a pas de
signes de politesse. On ne dit ni "Eskizem", ni "Mesi". On
passe en premier pour ne pas se faire doubler. On se fait klaxonner si on
avance pas assez vite. On grille les priorités sans que cela ne pose aucun
problème. Les piétons ont un mal fou à traverser, à se frayer un chemin entre
les véhicules à l'arrêt, les motos qui roulent à contre-sens, les trottoirs encombrés de gravats où les marchands étalent une multitude de produits à même le sol ...
J'ai parfois l'impression que les rues de
Port-au-Prince sont la réplique parfaite d'un pays qui n'est pas dirigé, où les
lois n'existent pas, et où de surcroît il faut être le premier pour arriver à
survivre.
Parce que contrairement à ce qu'on pourrait
penser, la solidarité n'existe pas plus ici qu'ailleurs.
La solidarité survient lorsqu'elle est portée par un groupe, par un leader, par une ligne
politique dans laquelle on se reconnaît. Mais dans un milieu où tout un chacun
a cessé de croire aux politiques et de compter sur un gouvernement, sur un
système juste et solidaire, c'est la préoccupation personnelle qui prime sur
tout le reste.
Et loin de stigmatiser les haïtiens, je pense
qu'en l'absence d'une vigilance accrue, et dans un contexte particulier comme celui que je viens de décrire, le
socle des valeurs que l'on pense à tort inébranlable peut s'effondrer comme un
château de cartes. Les valeurs se conquièrent et se défendent à plusieurs, et
elles ne se transmettent que si les conditions le permettent : A savoir une
confiance dans la société, dans l'avenir.
Mais imaginez un monde où tout est incertain
: la sécurité (alimentaire et corporelle), le lendemain, le pouvoir en
place ... Qu'est-ce que l'on ferait individuellement des valeurs ? Ne les
passerions nous pas au second plan, après s'être assuré de la sécurité de sa
propre personne, de la survie de ses proches ?
Parmi les 20% de la population qui vit
au-dessus du seuil de pauvreté, une partie d'entre elle vit même très bien.
Certains haïtiens sont très riches. Il se construit de façon insolente
sur les hauteurs de Port-au-Prince des villas dignes de celles de l'arrière
pays tropézien. Il n'est pas rare de croiser ici grosses BM et Porsche Cayenne.
La richesse côtoie la misère de façon indécente. Ou elle s'organise de façon
plus discrète, dans l'ombre, entre New-York et Miami.
C'est une vision d'Haïti qui peut paraître
pessimiste. Mais cette réalité est bien là. Et il faut l'accepter telle qu'elle
est. Sans toujours chercher des solutions (c'est notre gros défaut, ça), sans
s'appitoyer, et sans jugement bien sûr.
Pourtant la rencontre est possible. Mais elle
se mérite. Il faut aller la chercher. Prendre le temps de se laisser pénétrer
par les choses et les accepter telles qu'elles sont.
Et c'est quand on a fait ce chemin que l'on
peut aimer Haïti.
Les gens que j'ai rencontré au quotidien dans
mon stage me le confirmaient chaque jour un peu plus. J'ai côtoyé des personnes
généreuses, bienveillantes avec moi, qui m'on offert leur confiance et vont générer
des regrets lorsque je partirai.
Dans la rue, il est facile également de
briser la glace. Il suffit de sourire, de dire bonjour, pour qu'aussitôt les
visages s'éclairent. Je prends un malin plaisir à laisser traverser les
piétons, n'en déplaise à l'excité qui klaxonne derrière, juste pour voir le
pouce du piéton se dresser en signe de félicitations et son visage m'offrir un
sourire ...
Ma rencontre avec Haïti est une grande leçon
de vie. Une grande leçon d'humilité. Qui m'a remis à ma place d'homme du monde,
pas plus grand, pas plus petit. Qui m'a montré que rien n'est acquis. Qui me
permet de réaliser chaque jour à quel point j'ai la chance d'être français,
d'avoir grandi dans le confort et la sécurité d'un pays de valeurs, où j'ai pu
faire des études, et qui me donne encore cette possibilité aujourd'hui.
Un
séjour dans un pays comme Haïti permet de prendre du recul et relativiser sur bien
des choses car il modifie sa propre perception. De sa relation avec les autres,
de ses émotions, de ses comportements, de la vie en général ...
Je l'ai vécu
aussi comme un voyage intérieur, une parenthèse de ma vie qui n'a pas de prix
...